La question du fait religieux en milieu universitaire est une thématique de recherche qui intéresse de plus en plus les chercheurs en sciences sociales et plus particulièrement ceux en sociologie des religions. C’est d’autant plus vrai que pour s’en convaincre, il suffit d’être attentif aux publications scientifiques concernant cette thématique. Cet intérêt grandissant s’explique en partie par la place qu’occupe la pratique religieuse dans la sphère universitaire. En réalité, la religion continue d’imprégner les consciences individuelles et collectives en dictant et orientant les attitudes et les comportements. C’est le cas au Sénégal où la pratique quotidienne de la religion est d’une visibilité manifeste sur le campus universitaire Dakar.
Dans cet article, il est question de s’intéresser au fait religieux dans l’espace universitaire de Dakar. En effet, dans ce dernier à vocation académique, l’appartenance et la pratique religieuse des étudiants se manifestent par une affirmation décomplexée à travers une revendication identitaire par l’accoutrement, ainsi que la visibilité des activités par l’entremise des mouvements associatifs religieux.
La religiosité en milieu universitaire : des tentatives d’explications
D’emblée, force est de reconnaître que de nos jours, la prégnance religieuse observée bat en brèche toutes les théories de la sécularisation qui stipulent qu’avec la modernité le monde tend vers un recul sans précédent de l’influence de la religion dans la vie des individus. En s’intéressant aux identités musulmanes en milieu universitaire québécois et finlandais, Tanja Riikonen se penche sur l’attitude des étudiantes par rapport à leurs identités musulmanes. Les résultats de cette étude ont monté qu’une partie des participantes se reconnaît musulmane et affirme leur appartenance religieuse sans détour. Ce qui peut être mis en corrélation avec notre contexte d’étude à savoir l’université de Dakar dans la mesure où les identités religieuses s’affichent sans ambages à travers les discours et les comportements des étudiants dans l’enceinte universitaire.
De ce point de vue, il appert que l’Université Cheikh Anta Diop est marquée par la prolifération d’associations religieuses à tel enseigne qu’elle est assimilée à « un champ de bataille idéologique ». Ce foisonnement d’association, à en croire à Moustapha Tamba , a pris son élan à partir des années 1970 et plus précisément depuis les crises pétrolières de 1973 et 1979. En effet, ces dernières ont eu des répercussions négatives sur le système économique des pays du monde, notamment au Sénégal où l’on assiste à de véritables bouleversements sociaux. Dans ce contexte, la religion devient un moyen de renforcer les liens sociaux et de restreindre les méfaits de la crise économique. Plus en continuité qu’en rupture avec cette analyse, Momar Coumba Diop considère plutôt que l’insatisfaction née des doléances sur la problématique du chômage des diplômés de l’enseignement supérieur, combinée au renouveau islamique de l’époque et l’affaiblissement des idéologies révolutionnaires sont les facteurs explicatifs de l’émergence des mouvements associatifs religieux .
Dans une perspective similaire Souleymane Gomis, Mamadou Bodian et El Hadji Malick Sy Camara tentent d’expliquer la percée des associations dans la sphère universitaire par deux facteurs. D’abord, le déclin des mouvements révolutionnaires crée un vide d’animation dans le campus universitaire. Ainsi, les manifestations religieuses deviennent un véritable tremplin pour combler ce manque d’activités dans l’espace. Ensuite, les associations religieuses offrent aux étudiants un cadre propice pour consolider ou reconstituer leur identité religieuse, mais aussi avoir une couverture psychologique et sociale face à la réalité universitaire. Ceci corrobore les arguments d’Alfred Inis Ndiaye qui argue que « le mouvement associatif est considéré comme un moyen de consolidation des liens sociaux et de l’élargissement du réseau social ».
Toutefois, Kae Amo soutient que la présence de ces associations s’explique par le besoin de préservation de la spiritualité dans un espace où les individus sont exposés à des influences de toute part. En raison d’un sentiment d’insécurité spirituelle, la communautarisation religieuse sert de bouclier contre les « tentations » qu’offre l’université. De ce point de vue, la pratique religieuse sur le campus universitaire se justifie par un sentiment de revivification de la foi.
Dans le même registre, El hadji Malick Sy Camara dévoile l’effervescence de la pratique religieuse en milieu universitaire à travers une ethnographie méticuleuse des pratiques saillantes qui mettent en exergue la construction d’une identité musulmane par le biais d’une affirmation religieuse sans équivoque.
La visibilité de la pratique religieuse : au confluant d’une logique de construction identitaire et de légitimation
C’est à partir des années 1970 que nous assistons à la « période d’offensive religieuses » avec la création des associations religieuses sur le campus universitaire de Dakar. Cette présence des groupes religieux, avec des manifestations diverses et variées, au sein du campus est révélatrice dans la mesure où elle permet de faire la publicité en rendant visible leurs groupes. Sous ce rapport, la transposition de l’appartenance religieuse dans cet espace découlerait de la volonté des religieux à défendre leur identité et élargir leur base, en ce sens que l’université occupe une position stratégique en raison de son statut de temple du savoir par excellence. C’est dans cet ordre d’idées qu’Alfred Inis Ndiaye pense que « le renforcement du mouvement associatif religieux en milieu estudiantin serait beaucoup plus lié à la lutte pour le contrôle social et politique que se livrent les différents groupes religieux au plan national qu’à un besoin interne propre au fonctionnement du campus » . Mais, il faut reconnaitre qu’elle participe à garantir voire même à maintenir la pratique religieuse des étudiants dans la sphère universitaire. À cet effet, avoir une base dans l’élite intellectuelle du pays peut constituer un atout fort important pour les religieux. C’est pourquoi d’ailleurs que « les forces religieuses investissent pour se ressourcer en cadre intellectuellement compétant et développer un réseau d’adeptes instruits à travers des actes de générosité sociale ».
Par ailleurs, avec la prolifération des associations religieuses, le visage de l’université s’est profondément modifié avec une recrudescence d’activités religieuses. Les observations faites tendent à montrer que nous sommes en face d’une logique de construction d’une sphère publique islamique. À ce propos, les auteurs de l’article « Foi et Raison dans l’espace universitaire » mettent en exergue des faits caractéristiques de la manifestation de la religiosité à l’université, notamment la transformation de certains lieux en des espaces de culte aussi bien dans le campus social masculin que celui féminin. Ils ont mis en évidence la prolifération des signes « ostentatoires » et un certain nombre de comportement qui permet aisément de distinguer les étudiants appartenant aux groupes confrériques et ceux des groupes réformistes.
En outre, les chercheurs abordent la question de la manifestation religieuse sur le campus pédagogique. Ils décrivent les espaces aménagés pour faire office de prière dans toutes les facultés de l’université et à la bibliothèque universitaire. Dans cette dernière, il y a un espace aménagé à l’intérieur réservé aux fidèles musulmanes. Mais pour ce qui est des hommes, c’est à la devanture de la bibliothèque qu’ils ont leur lieu de prière. C’est sous ce rapport que Mamadou Sy Albert clame que ces pratiques « ont fini par créer une demande sociale non écrite dans le cahier de charge de l’enseignement supérieur et des facultés ».
Un argument qui a été mis en avant pour justifier l’effervescence de la pratique religieuse sur le campus social est l’idée selon laquelle ce lieu abrite des individus qui viennent de toute part et qui sont d’obédiences religieuses diverses. Pour eux, le campus social n’est que la société fragmentée. Cela est visible puisque l’UCAD est l’université qui accueille le plus d’étudiants au Sénégal. D’ailleurs, en termes de démographie, elle dépasse de loin les autres universités.
Ainsi, les étudiants viennent d’horizons divers dans le but de poursuivre leurs études universitaires. Ce qui revient à dire que ce sont ces individus qui proviennent de différents cadres sociaux où ils ont intériorisé des manières de faire et d’être par le biais d’une socialisation. C’est dans ce prolongement qu’Alfred Inis Ndiaye soutient que « la fonction de “purification’’ des associations religieuses d’étudiants part du fait que le campus est appréhendé comme étant un prolongement naturel du milieu social ». C’est la raison qui explique en partie la transposition de certains comportements dans les logements sociaux, à l’image de l’expression du sentiment religieux dans les lieux d’habitation étant donné que la religion occupe une place centrale dans la vie sociale des sénégalais.
En définitive, nous pouvons dire à l’instar d’El hadji Malick Sy Camara, que l’affirmation religieuse au campus universitaire de Dakar se manifeste par l’adoption d’une attitude décomplexée des étudiants de leur appartenance religieuse à travers les pratiques et les comportements qui sont sous-tendu par la communautarisation qui est le processus par lequel les structures religieuses se déploient et s’identifient dans l’espace universitaire.
Alpha Barka SY
Doctorant, socio-anthropologue, Université Cheikh Anta Diop de Dakar (LASAP)
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